Limousheels - Romancière
Vol de jour
Louise Lachan
Épisode 0
Nouvelle écrite pour un concours.
Les paroles s'envolent, les écrits restent...
1
Louise Lachan bondit et fila de toute la vitesse de ses grandes jambes. Les paroles de son frère jumeau s’envolèrent dans le fracas de ses pas saccadés. Leurs écrits, les comptes de l’exploitation, restèrent inachevés sur la table.
À l’extérieur, le bourdonnement s’amplifia et se précisa. Louise sourit, elle avait entendu juste. Sa course effrénée la mena jusqu’à son vieux vélo. Elle l’enfourcha, le bruyant intrus déboula, à quelques mètres de hauteur. Louise le reconnut et, de plaisir, hurla son nom :
— Farman F.40 !
Ses mots se perdirent dans le grondement du moteur.
Le responsable ne pouvait être que leur ami, le baron Väinämö de la Tour, 30 ans, pilote depuis tout petit, pilote de guerre pour la France depuis près de quatre ans.
Louise pédalait de toute la vitesse de ses grandes jambes pendant que le Farman virait et entourait la ferme limousine. Mais l’avion arriva avant le vélo à sa destination, une longue bande herbeuse et plane, au sommet d’une colline. Au loin, sous la couche nuageuse grise uniforme de cette fin d’hiver 1918, les Monédières. Le moteur se tut et le pilote sauta au sol, les bras écartés. Louise jeta sa monture et s’y jeta :
— Väinämö !
Il l’embrassa sur les deux joues, comme un grand frère :
— Ma petite princesse !
Louise tendit un index excité :
— Je peux ?
Il s’inclina, elle grimpa dans l’habitacle ressemblant à une baignoire suspendue entre les deux ailes aux envergures différentes. Tout autour, un labyrinthe de bois et de toile, de haubans et de longerons. Au milieu, le moteur et son hélice propulsive bipale. Dessous, quatre roues et, à l’arrière, une béquille. Louise s’assit tout à l’avant, à la place du mitrailleur.
— On a bricolé un système de double-commande, expliqua Väinämö.
Pas d’arme, mais un manche en forme de guidon de vélo, avec des poignées circulaires. Sur sa gauche, deux manettes pour la gestion du moteur. À ses pieds, deux pédales.
Louise remua les commandes et observa les effets sur les ailerons et le gouvernail. Väinämö raconta le front, les combats aériens, les camarades disparus, les progrès techniques, les avancées tactiques, la peur, la fatigue.
Après un interminable silence, Louise se tourna. L’air funeste, les yeux dans le vague, Väinämö lâcha un soupir sans fin :
— Les choses s’accélèrent… Partout… Les bolcheviques russes font la paix avec les Allemands. Le Kaiser va pouvoir ramener des dizaines de divisions de l’est et nous attaquer.
— C’est grave ? demanda Louise. On va perdre la guerre ?
— Une grande offensive se prépare, nos reconnaissances le prouvent. L’état-major organise des missions de bombardement sur les concentrations de troupe et de matériel, sur les gares, sur les nœuds de communication, loin derrière le front.
Väinämö leva un journal froissé :
— La France a reconnu l’indépendance de ma Finlande natale. Mais la guerre civile flambe avec les Rouges bolcheviques. J’ai demandé au ministère ma libération et un des nouveaux Bréguet 14 pour aller combattre pour notre liberté. J’ai fait appel à tous mes appuis.
Il fit la moue :
— Un général m’a donné son accord, mais j’attends le papier signé sans lequel je serai considéré comme déserteur et voleur ! Les paroles s’envolent, les écrits restent !
Ses doigts tapotèrent la baignoire :
— Les Farman F.40 sont retirés du front, ils sont déjà obsolètes. J’en ai récupéré un pour ouvrir une école de pilotage.
— Mais pourquoi ? s’étonna Louise. T’as menti !
Väinämö éclata de rire :
— Pas du tout, j’ai une élève !
Louise leva l’index, débordante de fierté. Le baron occupait ses permissions en leçons aériennes sur un vieil appareil lent et pataud.
— J’ai un service à te demander, dit-il, sérieux.
— Tout ce que tu veux !
Un bref silence pesant.
— Accepterais-tu d’être mon assurance vie ? C’est la vraie raison, mais c’est dangereux…
— Bien sûr ! s’exclama Louise, sans réfléchir.
Il expliqua :
— En cas de problème, si je dois me poser du côté allemand, j’ai mon faux passeport suédois, un pays neutre. Personne ne parle suédois ! Mais moi, je parle allemand. Je porterai un costume sous ma combinaison. Je pourrai ainsi monter sans risque dans un train vers mon refuge.
Väinämö lui tendit une carte striée d’un trait noir reliant leur village limousin à un point proche de la triple frontière franco-germano-suisse.
— C’est loin… murmura Louise.
— Et de l’autre côté du front…
Louise saisit les implications de cette révélation et frissonna.
— En passant par la Suisse, tu éviteras les combats.
Maigre consolation.
— Mais comment je saurai si je dois aller te chercher ? demanda Louise.
— Un code dans le journal.
Elle hocha la tête. Väinämö lui donna une fiche :
— Les procédures pour le Farman. Les paroles s’envolent, les écrits restent… Et en l’air…
— On a le cerveau lent ! récita Louise. On y va ?
Toute peur enfuie.
— Bien sûr !
Louise se glissa hors de l’habitacle avec la souplesse de ses 17 ans et fila dans le hangar où patientait le vieux monoplan. Elle remplaça sa robe par la chaude combinaison et dompta ses longs cheveux roux sous le casque en cuir. Des lunettes et des gants complétèrent sa tenue.
Väinämö lui expliqua tout sur le Farman F.40. Louise prenait quelques notes sur la fiche. Il lança l’hélice et le moteur crachota. Puis il décolla. Au-dessus de la ferme, Louise se pencha et fit de grands gestes. Au-dessous, des bras répondirent sans entrain. Sa mère et son frère jumeau approuvaient rarement ses folies.
Louise sentit des doigts presser son épaule. Elle saisit les commandes, ses tripes explosèrent de joie et de plaisir.
2
Comme chaque jour, Louise entra en trombe dans l’église :
— Bonjour mon père !
Le prêtre grogna, mais lui tendit le journal :
— Bonjour Louise. Mais vas-tu enfin m’expliquer !
— Je peux pas, mon père, c’est un secret militaire !
Il secoua la tête de dépit. Louise tourna frénétiquement les pages. Et elle se figea, le sang glacé.
Les paroles s’envolent, les écrits restent.
Le code.
Elle détala.
À la ferme, au regard de son jumeau, elle comprit qu’il avait compris.
— Vas-y, dit-il simplement.
Elle prépara le Farman et se changea. Son frère arriva et lui tendit de l’eau et de la nourriture. Il la pressa contre lui :
— Je t’aime ma sœur, fais attention à toi.
— Toi-même !
Réplique rituelle. En s’installant dans le cockpit, elle murmura leur remarque habituelle sur eux deux :
— Si Dieu existe, il a dû nous créer un soir de fête pour avoir inversé corps et esprits !
Lui, calme, posé, prudent. Elle, intrépide, aventureuse.
L’hélice partit au premier essai. Après un salut militaire à son jumeau, Louise augmenta la puissance. Le Farman commença à rouler. À la bonne vitesse, elle tira sur le guidon. L’avion s’envola, elle retint un cri.
Louise prit de l’altitude, attentive au son du moteur et aux réactions de l’appareil, puis vira vers le nord-est. Après quelques minutes, elle stabilisa le Farman sous d’inoffensifs cumulus.
Louise connaissait la carte par cœur. Le cap, le chronomètre et les premiers villages corréziens frôlés, Meilhards et Chamberet, Tarnac et Peyrelevade, confirmèrent le vent d’ouest :
— 120 km/h, ça fait deux kilomètres par minute. Et une légère dérive à droite.
Elle se détendit et essaya de profiter du vol.
Une heure après le décollage, une grande ville apparut sur la droite, au loin. Puis, une autre, plus petite et plus proche. Louise se rappela les leçons de navigation de Väinämö :
— Montre, carte, sol !
Elle consulta donc le chronomètre, la carte et l’extérieur, dans cet ordre. Clermont-Ferrand et Vichy.
Les instruments étaient corrects. Tout allait bien. Sauf son cerveau excité, anxieux, joyeux, fier, brumeux.
Digoin et Paray-le-Monial. Chalon-sur-Saône. Dole. Besançon. Et une couche nuageuse qui s’insinua entre le Farman et la terre. Louise hésita, au bord de la panique. Elle se calma et les reliefs la poussèrent à ne pas plonger au-dessous.
Le temps se modifia, à la fois plus lent et plus rapide, entre doute et incertitude. Louise consultait sans arrêt son chronomètre. Jusqu’à l’heure fatidique.
— Je dois être à Montbéliard… murmura-t-elle.
Mais sans rien voir. Du gris en bas, un mélange de bleu et de coton blanc en haut. Sur la carte, le tracé obliquait vers la droite, l’est et la Suisse. Indécise, Louise patienta quelques secondes supplémentaires. Une trouée apparut plus loin, un peu sur sa gauche. Louise réduisit la puissance et perdit de l’altitude.
— Merde !
Dans la fissure nuageuse, une grande ville avec, au sud-est, un terrain d’aviation débordant d’appareils.
Coup d’œil au chronomètre.
— Merde !
Un quart d’heure s’était écoulé depuis l’heure prévue à Montbéliard. Une saute temporelle due à sa viscosité mentale. Louise consulta la carte.
— Merde ! Ça ne peut être que Mulhouse, je suis allée trop loin !
Un avion quittait l’aérodrome. Louise reconnut le fameux Fokker triplan allemand. Elle pria pour ne pas être la cause de ce décollage et fit un tour d’horizon.
— Là !
Une autre trouée, plus petite, au sud-ouest. Elle s’y précipita. Au moment où le Farman passait la couche, le Fokker en émergea. Louise mit la puissance maximale et maintint le Farman au ras des nuages, juste en dessous, prête à s’y noyer en cas d’apparition du chasseur ennemi. Elle se tordait le cou à tenter de le repérer.
— Merde !
Au sol, plus de verdure, plus de forêts, plus de champs. À la place, une terre labourée, sombre et claire, déchirée par des lignes discontinues, crénelées, croisées et reliées, de longues selon un axe nord sud, de plus courtes dans les autres directions.
— Merde ! Le front !
Louise vira à gauche, pour rester du côté allemand, vers le point de chute de Väinämö. De nouvelles torsions du cou, mais pas de Fokker.
Affolée, Louise tenta de se repérer. Partout, de petites villes, toutes semblables. L’angoisse lui broyait les tripes.
Un canal, une voie ferrée. Louise soupira de soulagement. Une route vers le sud-est. La bonne direction. Puis le bon village. Elle l’entoura en perdant de l’altitude. Et, enfin, elle trouva la piste sommaire. Deux grands draps blancs en marquaient les extrémités. Louise se prépara à l’atterrissage qui ne fut ni réussi ni doux.
— Posée pas cassée, c’est le principal ! Mais il faut que j’arrête de parler toute seule !
Elle stoppa le Farman à côté d’une femme, aussi belle que fière, qui patientait, les bras croisés. Le moteur se tut, Louise s’en extirpa, sans souplesse, ankylosée par les heures de pilotage et de tension. Elle libéra ses longs cheveux roux, le visage de son hôte exprima une franche surprise. Puis une pointe de jalousie. Louise comprit, une conquête du baron.
Elle disparut dans une grange, son ami apparut, boitant bas, un bras en écharpe, le front trempé de sueur. Louise se bloqua :
— Ça va ?
— Oui, ça ira. Mais il va falloir que tu pilotes encore.
La femme revint avec un chariot supportant une citerne cylindrique.
— Le plein, expliqua Väinämö.
Tremblant, il s’assit sur l’aile inférieure. Louise aida à remplir le réservoir.
— À la gare, j’ai vu des trains bourrés de soldats et d’énormes canons, dit-il. Mais ils ne vont pas dans la direction prévue. On ne rentre pas, il faut prévenir le GQG !
Le grand quartier général. Tout en pompant, Louise ouvrit la bouche de surprise :
— Mais…
— C’est au château de Compiègne ! coupa Väinämö.
— Mais…
— On se posera dans le parc, c’est pas les allées d’herbe bien longues qui manquent !
— Mais…
— Il faut que tu traces la carte, trancha Väinämö.
— Mais…
Mais, le plein terminé, elle obéit.
— Combien ? demanda son ami.
— 400 km.
— C’est bon, ça passe, on y va !
Il pointa le ciel de l’index de son bras valide :
— C’est dense ?
— Non, répondit Louise. Une fine couche. Des cumulus au-dessus.
— Parfait, on la traverse pour franchir le front.
Louise ouvrait de grands yeux ronds, tout était facile avec Väinämö. Évident, fluide, logique, simple.
Il se leva avec difficulté. La femme l’embrassa à pleine bouche. Pendant leur long baiser, Louise croisa son regard, dégoulinant de défi. Elle éclata de rire et aida Väinämö à grimper dans la baignoire. Puis elle se tourna et s’inclina :
— Madame, je vous remercie d’avoir sauvé mon vieux frère. Prenez soin de vous.
Dans ses yeux, l’étonnement et le soulagement remplacèrent tous les autres sentiments. Louise lança l’hélice et s’installa à son tour. En place avant, Väinämö était avachi dans son siège. Louise ne perdit pas de temps, décolla et vira vers le nord-ouest. Le Farman traversa la couche nuageuse avant le front.
Väinämö leva la main, un morceau de papier entre les doigts. Louise s’en saisit et le déchiffra avec avidité :
Ma petite princesse m’a sauvé et va sauver la France !
Je connais de bons pilotes, mais aucun n’a ta finesse, ta douceur et, donc, ta précision. Tu es la meilleure !
Louise serra la feuille sur son cœur, puis la rangea avec soin dans sa combinaison.
— Les paroles s’envolent, les écrits restent… murmura-t-elle.
Elle pressa l’épaule valide de son ami :
— Cap sur le GQG !
Un cri inaudible. Ce qui n’avait pas la moindre importance.
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