Limousheels - Romancière
Vols de nuit
Louise Lachan
Épisode 0
Nouvelle écrite pour un concours.
Pleine lune, le bateau se balançait sous les étoiles...
1
Pleine lune, le bateau se balançait sous les étoiles.
Pas un nuage, mais le tonnerre roula sur le port.
Pas de foudre, mais dix-sept éclairs trouèrent la nuit.
Sur le pont du bateau, la quatrième explosion déchiqueta le commandant.
Sur le quai, les deux soldats ne bougèrent pas, la bouche ouverte de surprise, leurs yeux tentant de suivre l’ombre.
Sur la passerelle du vieux croiseur mouillé à proximité, l’officier de quart brailla des ordres inutiles.
Louise Lachan tira et inclina le manche de son Breguet 14. Le biplan, allégé de ses trente-deux bombes de 8 kg, vira en prenant de l’altitude. Parmi les émotions qui se bousculaient, la curiosité l’avait emporté. Louise se tourna et serra le poing, leurs projectiles avaient atteint le cargo visé. Elle avait négligé l’imposant vaisseau de guerre dont le blindage aurait ri de ses piqûres d’insecte.
Le bateau touché cessa de se balancer sous la pleine lune et les étoiles, il explosa. Louise installa l’avion au bon cap et à la bonne altitude, puis réduisit la puissance du moteur.
Une main secoua son épaule. Son mitrailleur, en place arrière, debout, le visage au vent, la félicitait. Il lui tendit un bout de papier, elle le déchiffra à la lueur d’une faible lampe :
Ma petite princesse ! Félicitations !
Louise sourit de l’honneur, rangea le message dans son épaisse combinaison de vol et leva le poing. La main pressa une nouvelle fois son épaule.
Louise délaissa l’incendie et vérifia ses rares instruments. La vitesse, 125 km/h, correcte. L’altitude, 500 mètres, correcte. Le cap, nord, correct. Les températures, correctes. La quantité de carburant, dangereusement correcte, les trois quarts de la distance parcourue, le réservoir aux trois quarts vide.
Comme le Breguet 14, l’adrénaline fuyait dans l’obscurité. Louise se détendit. Un peu. Seuls restaient la nuit, la lune, les étoiles, le moteur bruyant, l’avion ballotté, la solitude et ses sentiments contradictoires. Le plaisir et la liberté du vol gâchés par l’angoisse et les tripes nouées.
Même si son cœur hurlait le mot peut-être, sa raison assénait qu’elle avait, pour la première fois de sa courte existence, tué. Un fait simple et horrible. Une action sur une commande et des êtres humains cessaient de vivre, sans jugement, sans crime, sauf celui d’être nés de l’autre côté d’un trait imaginaire nommé frontière. Une émotion contraire s’insinuait dans cette lutte : la fierté d’avoir enfin pu défendre sa liberté, son pays et ses valeurs. Louise répéta le bon sens de Väinämö :
— La guerre, c’est simple, c’est tuer ou être tuée.
Le baron Väinämö de la Tour, 30 ans, Finlandais par son père, Français par sa mère et un lointain aïeul, ami de la famille Lachan. Un pilote abattu et blessé au bras, capturé puis évadé, devenu mitrailleur du Breguet 14. À l’annonce de la guerre civile finnoise entre les Blancs et les Rouges bolcheviques, ce farouche antimarxiste lui avait proposé d’assouvir sa soif d’aventures aériennes contre son aide à rejoindre son pays natal.
Dans le brouillard de sa conscience troublée par ses premières, et peut-être dernières, missions de guerre, Louise réalisa qu’elle ne regrettait pas sa décision, prête à en assumer les conséquences. Ses parents et son frère jumeau n’avaient pas tenté de la retenir, certains de sa fuite. La Finlande naissante pouvait offrir ce que la France refusait à une jeune fille de 17 ans, rêveuse, exaltée, libre et indépendante : voler pour ses idéaux. Et Väinämö lui avait appris à piloter.
Le baron avait mendié le meilleur bombardier pour son pays. Les autorités françaises avaient cédé devant sa détermination, son obstination, ses relations et ses années de combat dans le ciel tricolore labouré. À la condition de frapper l’Allemagne en route.
À cause de sa blessure, Väinämö avait dû mystifier les militaires et Louise, camouflée dans sa tenue de vol, aidée par sa grande taille, s’était installée aux commandes. Ainsi, en ce jour sans retour d’avril 1918, après une mission de reconnaissance au-dessus d’Arras, ils avaient rejoint un petit terrain au plus près du front et de la côte belge. Ils l’avaient quitté avec la nuit et un fort vent du sud-ouest, indispensable pour grappiller de précieux kilomètres de rayon d’action. Après les longues plages, le Breguet 14 avait traversé les Pays-Bas jusqu’à leur cible, Heligoland, un archipel allemand de la mer du Nord.
Louise se secoua, submergée de fatigue. Physique à piloter cet appareil un peu lourd. Nerveuse à l’accumulation de risques mortels. Elle se força à se concentrer. La jauge de carburant poursuivait son inquiétante chute. À l’est, le jour renaissait entre une couche nuageuse qui se densifiait et une mer vide, sans terre, sans bateau, sans avion.
À quelques minutes de la panne d’essence, Louise vira de 30 degrés à droite, vers une hypothétique oasis. Tant pis pour la navigation et la destination, mieux valait un champ inconnu que les fonds marins. Elle se tourna, Väinämö leva le pouce. Peut-être juste pour la rassurer. La mort n’en serait pas plus douce, mais l’agonie psychologique plus courte.
Enfin, elles apparurent. Louise lâcha un interminable soupir et s’inséra entre ces îles plates et le Danemark. L’aiguille de la jauge à carburant se coucha sur la butée. Louise se tourna. Une main joyeuse pressa son épaule. À la pointe de l’île de Fanø, elle vira à gauche et, face au vent, réduisit complètement la puissance. Le Breguet 14 plongea. Juste avant l’impact sur la plage, elle tira sur le manche. L’avion flotta, elle remit un peu de gaz. Les roues touchèrent le sable. Alors qu’elle craignait un enlisement et un arrêt brutal, voire une pirouette, l’appareil décéléra en douceur. Le moteur se tut, à court de carburant. Louise coupa le contact, les mains tremblantes, l’estomac au bord des lèvres, du plomb dans les neurones.
Des coups sur la carlingue anéantirent sa léthargie. Louise, frigorifiée et ankylosée, s’extirpa avec difficulté du cockpit. Son ami la prit dans ses bras, ému comme un père, comme un pair :
— Bravo ma petite princesse !
Louise ne répondit pas, en panne du moindre mot intelligent ou amusant. Il lui tendit des couvertures :
— Trouve-toi un trou à l’abri du vent et dors, je m’occupe du reste !
Le cerveau vide, elle obéit.
— Louise !
Elle émergea d’un lourd sommeil. Deux yeux rieurs, un sourire bienveillant, Väinämö :
— Prête ?
L’île, la dune, les couvertures, le vent. La mission, le Breguet 14. Louise consulta sa montre et se leva. Quelques heures réparatrices.
— Prête !
Des curieux entouraient le biplan. Louise et Väinämö l’inspectèrent, puis elle s’installa aux commandes.
— Contact !
De sa main valide, il lança l’hélice. Au troisième essai, le moteur crachota. Le baron monta à bord. Louise s’aligna face au fort vent qui écourta la délicate manœuvre du décollage. En l’air, elle vira vers le nord-est et la longue traversée du Danemark et du sud de la Suède. Destination Stockholm, un bon bain chaud, un bon repas, une bonne nuit de sommeil.
2
Plein soleil, le bateau se balançait parmi les étoiles des reflets.
Pas un nuage, mais le tonnerre roula sur le port.
Pas de foudre, mais des éclairs trouèrent le jour.
Sur le pont du bateau, un trois-mâts carré, les apprentis marins jouaient avec des miroirs.
Sur le quai, des bras s’agitèrent.
Sur la passerelle du destroyer patrouillant dans le fjord, l’officier de quart posa un regard inquiet sur cet avion de la nouvelle armée de l’air voisine, jeune d’un mois, et sur son étonnante cocarde, une croix gammée bleue, symbole de chance pour les Vikings.
Louise battit des ailes, un au revoir, et le Breguet 14 abandonna le port de Stockholm, cap à l’est. Lui, poussé par le vent. Elle, poussée par le plaisir retrouvé du vol.
Après deux heures à admirer les archipels et les côtes scandinaves, Helsinki surgit. Louise se tourna, Väinämö leva le poing, le visage vers le ciel. Elle crut percevoir un cri. Lorsque son regard revint vers l’avant, elle se raidit :
— Le monde est fou… Les hommes sont fous…
Entre les îles, deux formations navales aux cheminées fumantes se croisaient sur la mer en plein dégel, mélange de bleu et de blanc. Vers le sud, battant pavillon soviétique, une longue file de navires, petits et moyens, avec quelques sous-marins en surface. Vers le nord, battant pavillon allemand, une rangée de bâtiments de guerre, dont deux immenses cuirassés. Les canons, sagement alignés dans l’axe des bateaux, se taisaient. Après des années de tueries et de haine, les marins respectaient le traité de paix germano-russe, les uns partaient, les autres arrivaient. Un fascinant spectacle diplomatique, stratégique, politique.
Deux coups sur l’épaule, Louise sursauta. Väinämö déplia son bras à gauche et à l’horizontale.
— Merde !
L’adrénaline et la peur dégoulinèrent. Trois avions. Comme le baron le lui avait appris, elle poussa la manette des gaz et vira vers la menace en prenant de l’altitude. Deux chasseurs des Rouges, de vieux Nieuport français, poursuivaient un hydravion allemand. Du coin de l’œil, Louise vit Väinämö armer et orienter ses deux mitrailleuses jumelées. Les trois appareils virevoltaient et enchaînaient les manœuvres. Le bras de Väinämö insista. L’absurdité de la guerre. Les ennemis, d’anciens alliés, de ses nouveaux alliés, d’anciens ennemis, étaient devenus ses ennemis.
Louise inclina davantage le Breguet 14 qu’elle savait plus rapide et plus performant que ses adversaires. Une frêle assurance. Elle piqua sur le Rouge le plus proche en tentant de le placer dans son viseur. Elle écrasa la détente. Sur le flanc gauche du cockpit, la mitrailleuse cracha son venin métallique.
Et rien. Manqué.
En excès de vitesse, Louise dégagea par la droite. Väinämö en profita, ses armes parlèrent. Le second appareil rouge plongea. Juste avant de percuter la surface liquide, ses ailes s’arrachèrent. Louise hoqueta, la bile au bord des lèvres, mais inversa son virage. Le Rouge survivant, comme désorienté par l’attaque surprise, inclina son avion et offrit une cible parfaite. Une erreur de débutant encore plus débutant qu’elle. Louise pressa la détente, le Nieuport débordant de son viseur. Dans cette fraction de temps suspendu, tous les détails s’éclaircirent, jusqu’aux impacts de ses balles sur le capot du moteur qui s’enflamma. Il tenta de rejoindre la terre. Les eaux sombres l’engloutirent.
Louise se retint de vomir, de justesse, la terrible réalité agressait sa conscience. Sa raison se tut, elle avait tué.
Elle ralentit à côté de l’hydravion allemand. Son pilote porta ses doigts à son front et, après un large mouvement circulaire du bras, s’inclina. Un remerciement muet. Sans savoir pourquoi, Louise ôta son casque et ses lunettes. Ses longs cheveux roux s’envolèrent. Elle rendit le salut, puis vira vers le nord et l’aérodrome blanc de Tampere. Une main sur son épaule, un bout de papier :
Première victoire aérienne, je suis si fier de toi !
Une légende est née !
Après l’atterrissage, Väinämö, en pleurs, s’effondra et embrassa le sol enneigé. L’étonnante émotion d’un guerrier. Louise la respecta, il la pressa contre lui :
— Merci ma petite princesse !
L’esprit ailleurs, Louise serra les mains de soldats finlandais impressionnés. Väinämö déclina son identité et la présenta comme une lieutenant de l’armée française, de vingt-et-un ans. Pilote de guerre. Et personne n’y trouva rien à redire.
3
Pleine lune, le bateau se balançait sous les étoiles.
Pas un nuage, mais le tonnerre roula sur le port.
Pas de foudre, mais deux éclairs trouèrent la nuit.
Sur le pont du bateau, la seconde explosion déchiqueta le commandant.
Sur le quai, les soldats épuisés n’eurent pas la présence d’esprit de se servir de leurs armes.
Sur la passerelle du vieux transport mouillé à proximité, l’officier de quart implora un miracle pour les blessés et les civils présents à bord.
Certaine de ne pas s’être trompée de cible, la lieutenant Louise Lachan de l’armée de l’air finlandaise inclina le Breguet 14. Le cargo militaire en feu, emportant un état-major et de l’artillerie, bascula dans les eaux du port de Viipuri, dernier bastion des Rouges boutés hors de la Finlande et en déroute vers Saint-Pétersbourg, Petrograd depuis 1914.
Louise avait aidé Väinämö à modifier le lance-bombes pour remplacer les trente-deux petites bombes de 8 kg par deux grosses bombes de 150 kg, dérivées d’obus de 305 mm abandonnés à Helsinki par les cuirassés russes en fuite.
Pour éviter les tirs, Louise maintenait le Breguet 14 au ras de l’eau et des îles de la baie de Viipuri. À l’embouchure, elle vira à droite en prenant de l’altitude, vers le nord et leur base.
Sans surprise, Louise aimait sa nouvelle vie, aventureuse, dangereuse, instable. Sans surprise, Väinämö l’avait convertie à ses nobles idées d’indépendance et de liberté, malgré les atrocités commises par les deux camps. Sans surprise, la nature humaine ne parvenait pas à vaincre ses démons.
Väinämö s’insurgeait contre le haut commandement, peut-être dépassé, peut-être complice. En vain. Mais Louise gardait la conviction d’être utile, de lutter pour une cause juste, d’apporter sa petite pierre à l’édifice de la paix mondiale. Même en faisant la guerre, même en tuant.
4
Plein soleil, les bateaux se balançaient parmi les étoiles des reflets.
Pas un nuage, mais le tonnerre roula sur le port.
Pas de foudre, mais des éclairs trouèrent le jour.
Sur le pont des bateaux, d’énormes cuirassés et croiseurs, les canons antiaériens de 47 et de 76 mm tiraient.
Sur les quais et les jetées, des soldats couraient.
Sur la passerelle du navire amiral de la flotte bolchevique de la Baltique, le contre-amiral hurlait des ordres.
Louise se tourna. Väinämö s’affairait à préparer l’encombrant appareil photographique qui devait permettre d’estimer les dégâts du raid britannique lancé la veille contre le port de Kronstadt. Sept petits torpilleurs et une douzaine d’avions avaient, selon leurs rapports, touché trois cibles.
Louise distinguait mal l’état des bateaux, 6000 mètres plus bas, mais pilotait sans inquiétude, hors de portée des canons et des chasseurs ennemis. Elle visa et, sans le moindre optimisme, libéra les deux grosses bombes :
— Rendons à Lénine ce qui appartient à Lénine !
Alors que Väinämö photographiait, l’appareil à l’extérieur de la carlingue, deux champignons sombres germèrent sur deux longs bâtiments.
— Raté…
5
Pleine lune, le bateau se balançait sous les étoiles.
Pas un nuage, mais le tonnerre roula sur le port.
Pas de foudre, mais un éclair troua la nuit.
Sur le pont du bateau, l’explosion déchiqueta le contre-amiral.
Sur les quais et les jetées, les soldats effrayés tiraient au hasard.
Sur la passerelle du navire amiral de la flotte bolchevique de la Baltique, l’officier de quart implora un miracle qui sauverait son prestigieux bâtiment.
Délestée de sa torpille, la Sorcière, nom donné au Breguet 14, plongea au ras des flots noirs. Louise ne distinguait pas la moindre riposte.
Les Anglais avaient coulé un croiseur, endommagé un cuirassé et touché un destroyer, bilan confirmé par les photographies de Väinämö. Elle espérait avoir allongé la liste.
De retour dans le golfe de Finlande, Louise mit la Sorcière en montée. La tension tomba. Des tas de choses pouvaient encore virer au drame, mais les plus risquées se trouvaient derrière eux.
Après plus d’un an de combats, Louise exécrait toujours autant la guerre et la mort, mais elle s’était endurcie et se concentrait sur leurs missions. Avec deux promesses : pas d’obstination dans une lutte qui s’éloignerait de ses justes convictions et pas de folie meurtrière, par plaisir, par vengeance ou pour toute autre mauvaise raison.
Le jour se levait, le vert du sol remplaça le bleu de l’eau. De l’huile bouillante gicla, le moteur s’arrêta.
— Merde !
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